Portrait

René Sommer

L’homme qui chuchotait à l’oreille des souris

« Découvrant en 1967 à l’âge de 16 ans les circuits à transistors, passionné par la nouvelle informatique, il a été pionnier des SMAKY en réseau à l’EPFL avant de faire le succès de Logitech par ses interfaces souris. »

Jean-Daniel Nicoud

Une rencontre décisive

René Sommer naît le 10 novembre 1951 à Djakarta en Indonésie, de parents suisses-allemands. Son père travaille comme ingénieur dans le domaine du pétrole. Une occupation qui pousse la famille à beaucoup voyager, avant de finalement s’installer en 1960 en terres vaudoises, à Belmont-sur-Lausanne.

Jean-Daniel Nicoud (1938), diplômé en physique de l’EPUL en janvier 1963, souhaite enseigner la physique, expérimentale avant tout, mais la place est occupée. Également licencié en mathématiques de l’UNIL, il enseigne dès mars 1963 cette matière au collège de l’Élysée à Lausanne. Enseignant, professeur à l’EPFL (1973-2000) ou retraité, Jean-Daniel Nicoud n’a eu de cesse de transmettre, d’offrir à des jeunes, passionnés d’électronique, des espaces de découverte et d’expérimentation. Dès 1966, il organise au Collège de l’Élysée des loisirs d’électronique le mercredi après-midi, pour lesquels il a besoin de matériel. Il sollicite des sociétés industrielles pour qu’elles lui envoient des composants inutilisés; c’est ainsi qu’il reçoit en 1966, mille transistors en germanium! Un trésor offert par Ebauches SA, qui permettait de rêver à de grands projets, et orientera irrémédiablement le cours de sa vie. Une véritable passion. Un déclencheur pour toute une carrière: l’électronique digitale! Qui passait à l’époque de l’utilisation des relais à celle des transistors.

Infatigable transmetteur de savoir, le dynamique vaudois souhaite également initier à l’électronique des élèves plus âgés que les collégiens. Durant l’hiver 1967-1968, Jean-Daniel Nicoud donne au Gymnase de la Cité, un cours facultatif d’électronique logique. En 1967, René Sommer y est élève. Passionné précoce par l’électronique, il montait un orgue électronique en kit. Il s’inscrit évidemment au cours à option proposé par Jean-Daniel Nicoud. Heureuse coïncidence, tous deux habitent Belmont-sur-Lausanne. La proximité géographique facilite les contacts entre les passionnés d’électronique et de circuits à transistors. Ils bricolent beaucoup ensemble. René Sommer assistera aussi Jean-Daniel Nicoud aux loisirs d’électronique du Collège de l’Élysée, et sera seul aux commandes lorsque Jean-Daniel Nicoud est au service militaire.

Une amitié qui durera plus de quarante ans, jusqu’au décès de René Sommer en 2009, était née. Une transmission de connaissances, une émulation, une collaboration, terreau fertile d’inventions pionnières qui composent l’histoire de l’informatique en Suisse romande, et internationale.

Des générations de modules logiques

Concevoir des schémas logiques, les tester, les optimiser, entreprendre le montage définitif. Expérimenter. Les générations de matériel se suivent et évoluent. Jean-Daniel Nicoud et René Sommer font équipe pour comprendre et monter les « Bidules », ancêtres des fameux « Logidules » qui ont contribué à former efficacement des générations d’ingénieurs-EPFL. Dans la construction du NIMMER, René Sommer s’inspirera de la philosophie des « Bidules », séparer le problème purement électronique du problème purement logique.

Génération N°1 – « A l’EPUL, Daniel Mange que je connaissais bien puisque nous avions fait nos études à une année de différence, et qui deviendra plus tard professeur de systèmes logiques (1969), faisait sa thèse sur la logique à transistors. J’allais sans arrêt regarder ce qui se faisait dans son laboratoire. Il construisait des modules logiques très volumineux utilisés pour tester dans un grand rack les circuits d’une calculatrice toute simple. Je sentais que l’on pouvait faire la même chose, plus petit! », raconte Jean-Daniel Nicoud.

Génération N°2 – « Avec l’aide de René Sommer, utilisant les transistors reçus d’Ebauches SA et les schémas de Daniel Mange, j’ai fabriqué des petits modules et réalisé des petits circuits imprimés de 2cm sur 5cm. C’était en 1967, les premiers circuit intégrés RTL (Resistor Transistor Logic) devenaient disponibles aux États-Unis dans leurs petits boîtiers noirs à 14 pattes, mais ils étaient hors de prix! Pour faciliter l’expérimentation, je mettais ces modules sous un autre circuit qui avait des douilles pour les câbles de liaison », explique Jean-Daniel Nicoud.

Calculatrice – 1968

Test des circuits d’une calculatrice (1968)

Expérimentateurs et utilisateurs sont satisfaits! « Avec ces « Bidules » logiques montés dans des petites boîtes facilitant l’expérimentation, une calculatrice de moyennes a été câblée. Elle a eu beaucoup de succès, maître de musique du collège de l’Élysée compris! », une réalisation appréciée rapportée dans une note de Jean-Daniel Nicoud.

Le format a bien changé en 1967
Image 1: un module flip-flop avec des transistors reçus d’Ebauches SA
Image 2: une calculatrice décimale

Image 1: flip-flop avec les rivets d’alimentation (GND, +5V, -5V, +200V)
Image 2: un compteur par 100 et affichage Nixie

A vous de tester!

Dans les numéros 1 et 2 du journal ELEgev (1970), Jean-Daniel Nicoud, explique aux lecteurs comment confectionner leurs propres « Bidules » pour se faire la main sur les techniques des circuits imprimés et des soudures, et s’initier progressivement à l’électronique.

Génération N°3 – « Ces « Bidules » de 1967 étaient essentiels pour tester les schémas logiques et les optimiser et ont conduit aux Logidules avec des boîtiers industriels, utilisés dès 1970 pour former des générations de futurs ingénieurs EPFL aux concepts de base de l’électronique et de l’informatique, mais également utilisés par des chercheurs expérimentés », souligne Jean-Daniel Nicoud.

Logidules pour les étudiants

Les Logidules permettaient aux étudiants d’apprendre la technique des interfaces en câblant correctement ces petites boîtes pour faire une calculatrice ou une horloge.

Ordinateur série – 1970

Un étudiant propose un projet complexe en Logidules: un ordinateur en série (1970)

Le NIMMER – Électronique logique appliquée et ludique

1968

Le virus de l’électronique logique

« J’ai pris goût à l’électronique logique après avoir eu la chance d’assister au cours de M. Nicoud, professeur, donné au gymnase pendant l’hiver 1967-68. Pour ne pas perdre tout de suite ces nouvelles connaissances, j’ai décidé d’étudier un schéma de machine jouant au jeu de Nim » [1]. Un jeu de stratégie pure, appelé aussi jeu des allumettes ou jeu de Marienbad, dont René Sommer vient de découvrir dans un livre la formule mathématique. « Je m’étais avisé que cette formule pouvait être utilisée dans une calculatrice », précisait en mai 1969 dans une interview au Journal de Lausanne le jeune homme à la curiosité infinie, primé au concours « La science appelle les jeunes » pour son travail intitulé « Etude et réalisation d’une machines jouant au jeu de NIM » [2]. Ou simplement: NIMMER; contraction de Nim et Sommer. Une machine dont l’intérêt « réside dans la variété des problèmes posés, depuis la conception des circuits séquentiels, en passant par le calcul des circuits combinationnels jusqu’à la réalisation électronique et mécanique » [1].

Mener à son terme cet ambitieux projet demandera au jeune gymnasien engagement et régularité. Il lui faudra « un peu moins d’une année à raison de 3 à 5 heures de travail par jour » (Interview 4:25) pour achever le NIMMER. Une persévérance impressionnante qui sera largement récompensée! Plusieurs étapes ont rythmé la réalisation du NIMMER: « Les règles que doit respecter la machine ont été formulées mathématiquement d’abord, puis en termes de circuits électroniques, et des tests ont précédé la réalisation définitive dans un boîtier. Le travail de René Sommer s’est réparti en trois parts égales: la conception du système et les tests préalables, la réalisation des circuits et du boîtier et enfin la préparation soignée du rapport et des panneaux d’explications » pour la présentation au concours « La science appelle les jeunes », décortiquait Jean-Daniel Nicoud dans la revue d’électronique ELEgev (1970, N°4).

René Sommer n’est pas seul dans cette aventure. Jean-Daniel Nicoud lui prodigue aide et conseils. Les participants aux loisirs d’électroniques du Collège de l’Élysée l’ont également aidé « à faire les circuits. À les câbler, ensuite j’ai pu les monter sur des plaquettes » (4:55).

« Deux joueurs disposent d’un nombre quelconque d’objets répartis en lignes. Le nombre de lignes est quelconque, mais supérieur à deux autrement le jeu devient trop simple et évident. Chaque joueur soustrait à tour de rôle un ou plusieurs objets dans une seule ligne de son choix. Il a le droit cependant de choisir une ligne différente chaque fois que l’adversaire a joué. Le gagnant est celui qui enlève le ou les derniers objets. » Précisant qu’il existe des variantes, René Sommer retient les règles classiques. « Le jeu de Nim est sans doute plus connu sous le nom de Marienbad qui se joue avec les mêmes règles mais avec une position de départ bien définie quatre lignes de sept, cinq, trois et un objet » [3].

« Le jeu peut être analysé mathématiquement en utilisant l’algèbre binaire. Par conséquent, il est possible de construire des machines qui prenne la place d’un des joueurs. « Nimmer  » est une de ces machines, utilisant des techniques de calcul électronique (…) On estime que la méthode de fonctionnement de « Nimmer » est originale, en ce sens qu’elle utilise la technique de la comparaison d’une ligne avec la somme binaire des trois autres lignes. Deux conditions peuvent en résulter: la ligne est 1) non égale à, 2) égale à, la somme des autres lignes. Si la première condition est remplie, la machine joue en position gagnante. Si la comparaison est égale, la machine joue au hasard, et attend que son adversaire commette une erreur. La technique conventionnelle utilise l’addition binaire de toutes les lignes » [4].

Le jeu de Nim se joue à deux. En l’espèce, l’humain et la machine s’opposent, car « cette machine ne se contente pas d’être seulement une forme électrique du jeu, mais joue réellement contre un adversaire humain, profitant, pour vaincre de la moindre erreur de celui-ci » [1]. L’humain est faillible. Et le NIMMER? « Une machine de Nim peut être assimilée à un joueur parfait (c’est-à-dire un joueur qui sait transformer toute position non-stratégique en position stratégique et qui ne commet pas de faute). Cela ne veut pas dire qu’elle gagne toujours. Si on lui oppose un autre joueur parfait, c’est la position de départ qui est déterminante. Néanmoins, contre un joueur « normal », elle profitera de la moindre erreur de celui-ci pour s’emparer d’une position et vaincre » [3]. « Elle peut gagner et perdre. Si moi je joue aussi bien que la machine, j’ai des chances de gagner » (3:15). « Vous avez gagné », « Vous avez perdu ». Le verdict s’affiche, énoncé par un voyant du NIMMER.

René Sommer en mars 1969 présente le NIMMER lors d’une interview avant la proclamation des résultats du concours
« La science appelle les jeunes » | © RTS – Tous droits réservés

Sommer contre Nimmer

« C’est une machine qui est faite pour être exposée, ce n’est pas seulement un travail scientifique » (3:55), souligne René Sommer. Restauré par Jean-Daniel Nicoud, le Nimmer a rejoint le Musée Bolo. René Sommer joue une partie de jeu de Nim contre son Nimmer (dès 2:05). Petit rappel: « Le gagnant est celui qui prend la dernière allumette, donc qui éteint la dernière lumière! ».

Côté face, la table de jeu

Le NIMMER se présente sous la forme d’une boîte en PVC de 40,5 x 30,5 x 13cm transportable dans une valise. Pour jouer, ni banals petits cailloux, ni allumettes Les objets sont incandescents! Des voyants. Quatre lignes de sept lampes carrées, « le nombre de voyants allumés figurant le nombre d’objets » [2].

A vous de jouer! Le Nimmer, « c’est une calculatrice spécialisée pour un jeu. (…) Elle fait des additions, des comparaisons, mais on ne les voit pas, on voit seulement le jeu qui se modifie », explique le tout jeune René Sommer avant de présenter son invention.

Huit touches supplémentaires commandent la machine. « Une touche par ligne éteint les lampes une à une. Lorsqu’on a joué, on appuie sur l’interrupteur « Machine ». La modification instantanée correspond à la réponse de l’adversaire électronique. En fin de partie, les touches « Nim » et « Marienbad » remettent la machine au départ en allumant les 28 lampes du jeu complet ou respectivement, les 16 lampes de la position Marienbad » [3]. La touche « Programmation » « permet de sélectionner une quelconque position de départ » [2]. Attentif, le NIMMER indique l’état du jeu au joueur grâce aux quatre voyants de gauche: « Vous avez gagné », « Vous avez perdu », « Vous avez triché », « A vous de jouer ». Et rapide! Une fois que le joueur a joué, « la machine répond en quelques millièmes de seconde: elle connaît toutes les possibilité » (Journal de Lausanne, 05/1969).

Côté coulisses. Blocs logiques et police du Nim

La machine peut se décomposer en un certain nombre de blocs logiques distincts: le circuit de commande, la mémoire principale, le circuit de calcul, le circuit d’entrée-sortie (communication machine-joueur, joueur-machine), et le détecteur de tricherie. « Vous avez triché ». Allumage immédiat du voyant garant du fair-play humain, et blocage sans semonce du NIMMER. La partie s’arrête lorsque le joueur joue dans deux lignes simultanément, ou fait jouer la machine deux fois de suite en s’abstenant de jouer lui-même.

Visite guidée. « En-haut, respectivement à gauche et à droite, l’alimentation 6 V = de la logique et celle de 14 V = des lampes. Au fond, le circuit entrée-sortie. En bas à gauche, le circuit détecteur de tricherie au-dessus du circuit de commande; de l’autre côté, la mémoire principale et le circuit de calcul » [3]

Réalisation. Électronique, et soudure

Plongeons dans l’électronique de la fin des années 1960. Les transistors utilisés dans le NIMMER étaient au germanium, depuis le silicium a remporté la bataille! « La logique utilisée est de type RTL (Resistor Transistor Logic). Le circuit de base était la porte NOR et le JK-FF asynchrone. La construction a nécessité plus de 1’100 composants électroniques dont 230 transistors NPN. Chaque flip-flop ou ensemble de trois portes NOR est câblé sur une plaquette de 2×3 cm. Seize de ces plaquettes sont ensuite soudées perpendiculairement sur un circuit imprimé enfichable de 9×18 cm» [3].

Selon René Sommer, dans une construction telle que le NIMMER, ce n’est pas tellement l’électronique pure qui est poussée très loin, mais plutôt la réalisation logique, avant de relever les apports positifs d’un tel projet: « ça m’a appris à travailler avec des circuits logiques, à comprendre l’électronique tout de même, et puis… à faire des soudures! », complète-t-il le regard amusé (dès 5:10).

Sur la rangée du haut, la mémoire principale qui mémorise la position du jeu. Quatre ligne de trois flip-flops, composé chacun de 2 transistors, 4 diodes, 4 condensateurs et 10 résistances. [3]

Des lauriers pour le NIMMER

La dernière étape de cette belle aventure est la présentation du NIMMER par René Sommer à l’édition de 1969 du concours « La science appelle les jeunes », qui prime des travaux réalisés par des jeunes âgés de 16 à 21 ans. « Et ce qu’il y a d’extraordinaire est que l’un des meilleurs travaux est aussi celui fait par l’un des plus jeunes, 17 ans! » s’émerveille en ce dimanche de mars 1969 Monsieur Goy, organisateur du concours, peu avant la proclamation des résultats qui proclameront René Sommer et le NIMMER deuxièmes ex aequo!

A la clé de cette magnifique deuxième place, 1000 francs et un voyage de deux semaines à la découverte des États-Unis au printemps 1969, avec une sélection pour présenter le NIMMER et représenter la Suisse au concours « International Science Fair » qui s’est tenu cette année-là à Forth Worth, Texas.

« Il a impressionné les experts par la complexité de son montage. Il a aussi découvert que les Américains gravitaient dans un autre univers. Ils n’avaient pas du tout développé une compétence au niveau des écoles, ni d’attrait des jeunes pour ce genre d’activités et le développement de l’électronique. En revanche, nous avions un retard considérable dans le domaine de l’informatique. Dans les écoles américaines, il y avait des terminaux connectés à de gros ordinateurs pour enseigner la programmation, mais ils ne s’intéressaient pas à l’électronique. » Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, « je bricolais avec des jeunes qui acquéraient un peu d’expérience en électronique. Il y a eu une traînée de poudre, si je peux dire, avec ces jeunes parce que les activités que j’ai proposées au collège de l’Élysée se sont développées en clubs d’électronique à travers tout le canton de Vaud, et la Romandie. Cela avec l’appui de l’industrie qui a vraiment eu l’intelligence de se dire qu’il y avait un besoin de futurs ingénieurs connaissant cette nouvelle technologie, qu’il fallait donner de l’argent à ces clubs pour des concours, pour qu’ils puissent acheter des composants. Il y avait des petits magasins dans les clubs d’électroniques romands. Là il y a eu quelque chose qui, j’espère, a vraiment aidé l’industrie », éclaire Jean-Daniel Nicoud.

1969-2024, la machine est-elle intelligente?

Une question toujours actuelle. « Elle n’est pas intelligente, elle applique une relation mathématique » explique René Sommer en souriant. « Est-ce qu’elle la connaît mieux que vous cette relation? », s’enquiert le légendaire journaliste Bernard Pichon (1:45). « Oui ». « Les circuits que vous lui avez donnés font qu’elle peut aller plus loin dans le raisonnement que vous-même? ». « Elle va surtout plus rapidement et ne commet pas d’erreurs », conclut le jeune lauréat.

ELEgev 15 – Organe officiel des clubs d’électronique – Septembre 1971

Extrait de l’article: La « Machine jouant au jeu de NIM », appelée NIMMER, exposée cette année dans le stand du GEV au Comptoir Suisse a été présentée au troisième concours « La Science appelle les Jeunes » de 1969. Cette machine a été construite avec l’aide des élèves des loisirs d’électronique du Collège de l’Élysée en automne 1969.

NOVASIM - L'illusion d’un Data General NOVA 1200

1973

En 1969, rentré de son voyage aux États-Unis et son baccalauréat en poche, René Sommer intègre l’EPFL. Lorsque le futur ingénieur-physicien entame ses études, cela fait un an que Jean-Daniel Nicoud a quitté le collège de l’Élysée pour l’EPFL (encore EPUL) où il rédige une thèse de doctorat sur les « Algorithmes et systèmes logiques spécialisés pour la conversion de codes » (1970). D’abord chargé de cours, il est nommé professeur en 1973, et dirige le Laboratoire des Calculatrices Digitales (LCD). Jean-Daniel Nicoud et René Sommer se retrouvent dans un environnement où les ressources à disposition sont plus abondantes que celles des loisirs d’électronique. « J’avais désormais des moyens pour faire les choses sérieusement, avec des techniciens, construire des jolis Logidules pour apprendre la logique », souligne Jean Daniel Nicoud. René Sommer passe tout son temps libre dans le laboratoire de son mentor, se renseigne sur les projets en cours. Et naturellement, il y effectue ses travaux de 7e et 8e semestres, poursuivis par son travail de diplôme, déposé le 20 décembre 1973, et intitulé « NOVASIM: simulateur de DG 1200. »

Le problème. Jean-Daniel Nicoud avait acheté des mini-ordinateurs Data General Nova 1200; un puis quatre au total. Ces mini-ordinateurs – de la génération d’ordinateurs précédant les micro-ordinateurs rendus possibles par l’avènement du microprocesseur – étaient utilisés dans l’industrie pour faire les premières applications, les premiers contrôles industriels. Les étudiants devaient se familiariser avec ce matériel. En raison de leur coût élevé – $5,450 selon une publicité de l’époque, soit environ 23’000 francs suisses (de l’époque également) – il n’était pas possible de disposer de suffisamment de machines pour tous les étudiants. L’astucieux projet NOVASIM de René Sommer a pour objectif de pallier les limites en matériel, et d’offrir aux étudiants les ressources nécessaires à leurs travaux pratiques lors des séances de laboratoire essentielles pour assimiler la matière vue au cours: « Le cas idéal serait de disposer d’un miniordinateur pour deux ou trois élèves, solution qui est évidemment hors de prix. Cependant, on constate que pendant ces séances, la puissance effective de calcul de l’ordinateur n’est pas utilisée, la majeure partie du temps se passant en manipulation de la console. NOVASIM est né de cette constatation, l’idée étant de distribuer cette formidable puissance de calcul entre plusieurs utilisateurs, donc plusieurs consoles » [5].

La solution. « NOVASIM est un système permettant de simuler 8 miniordinateurs DATA GENERAL NOVA 1200 au moyen d’un seul NOVA. Destiné essentiellement à l’enseignement chaque simulateur permet toutes les manipulations qui sont possibles sur une console NOVA 1200, ainsi que certaines supplémentaires facilitant la mise au point de programmes. Le simulateur permet aussi de brancher jusqu’à 16 périphériques de type ICOUP, à condition que ceux-ci ne soient pas trop rapides (Télétype, lecteur incrémental, affichage, etc.)», informait la page de garde du travail de diplôme de René Sommer, qui a eu le soin d’ajouter une note explicative: « ICOUP: Interconnexions COmpatibles Universelles entre Périphériques est un système de transmission série de mots de 16 bits, jusqu’à 3000 mots/seconde, développé au LCD » [5].

Parfaite illusion. Grâce aux NOVASIM, les étudiants ont la sensation d’avoir leur propre NOVA, et en oublie l’absence. A propos des NOVASIM, René Sommer précise: « Ces consoles ont une apparence et un comportement semblables à ceux d’un véritable miniordinateur, mais ne sont en fait que des périphériques d’un ordinateur central qui les gère tous selon un système qui s’apparente au time-sharing. Le comportement est entièrement simulé par software, ce qui apporte des avantages didactiques, inexistants sur l’ordinateur lui-même », par exemple l’économie de mémoire grâce à une allocation minimum en fonction des besoins de l’utilisateur, la détection et signalement de faute grossière de programmation, une bibliothèque commune de programmes et de sous-programmes utilitaires, et inaltérables, la possibilité d’ajouter des commandes de console supplémentaires à buts didactiques pou faciliter la mise au point de programme. Le prix de ses avantages se traduit dans la relative lenteur du système, ce qui n’a en fait que peu d’importance en présence de programmes généralement courts [5].

Logique et programmation. Le NOVASIM a des interrupteurs et des lampes à l’instar du NOVA, mais il n’a ni processeur ni mémoire. « En plus de la logique dans le NOVASIM, qui agissait sur les interrupteurs et les lampes selon la liaison série avec le NOVA, René devait maîtriser une programmation multitâche en assembleur. Le NOVA n’avait qu’une mémoire de 4 kilo mots de 16 bits. Chaque NOVASIM avait accès à 256 mots. Il restait donc 2 kilo mots de programme pour gérer le tout. C’est dire que René a pleinement mérité son diplôme d’ingénieur en 1974! », explique Jean-Daniel Nicoud, qui octroya la note de 10/10 à René Sommer pour son excellent travail de diplôme qui atteste qu’il « domine parfaitement bien tant l’aspect hardware que software » de son sujet, selon une note manuscrite rédigée à la fin du rapport de travail pratique de diplôme [5].

Au total, un prototype et quatre NOVASIM sont réalisés. L’arrivée à grand fracas des microprocesseurs a sonné le glas de ce projet privé de son sens par des puces révolutionnaires qui portaient la promesse de solutions plus riches et moins coûteuses. Le professeur Nicoud comprend que l’évolution de la technologie impose de former ses étudiants à autre chose, et d’orienter désormais ses efforts dans cette nouvelle direction pointée par les microprocesseurs. A l’avant-garde, l’Intel 4004, premier microprocesseur commercialisé, 2300 transistors interconnectés sur douze millimètres carrés de silicium. Cette prouesse de miniaturisation, qui réunit sur une unique puce l’ensemble des composants et fonctions d’une unité centrale de traitement (CPU) complète, est mise sur le marché par la société américaine Intel le 15 novembre 1971 sous le slogan: « A microprogrammable computer on a chip! ». La porte de la micro-informatique s’entrouvre, aube d’une révolution!

Novasim de René Sommer – 1973

Panneau avant du NOVASIM. « Un avantage non négligeable des stations NOVASIM est leur dimension. Nettement plus légères qu’un NOVA, elles sont très faciles à déplacer et à ranger. Le panneau avant est une réplique légèrement réduite de celui du NOVA, le passage de NOVASIM sur NOVA ne présentant ainsi aucune difficulté » [5].

Une imprimante spécialement développée

Le Novasim développé par René Sommer (1973) « Le Nova faisait tourner un programme multiplexeur, attendant les requêtes des Novasim. Avec des transferts par bus Icoup, la vitesse était d’environ 1 ms par instruction, ce qui était suffisant pour les étudiants faisant du chargement commuté de leurs programmes et du débogage pas à pas. »

Le Novasim du LAMI. « Le prototype du Novasim n’a pas été conservé et les schémas de construction des quatre Novasim avec un schéma amélioré (circuits TTL) ont été perdus. Le boîtier a été construit par Marc Hermanjat. Remarquez que c’est du plexiglas collé; les pièces supérieures coulissent avec une précision remarquable et assez de frottement – pas de vis. On peut brancher 220 V. Toutes les leds s’allument, mais rien ne fonctionne. Sans schémas, on ne peut pas intervenir », explique une note de Jean-Daniel Nicoud apposée sur un NOVASIM.

En 1973, René Sommer, étudiant à l’EPFL, apprend à écrire avec un clavier à dix touches.

Le réseau COBUS – Un réseau de micro-ordinateurs SMAKY

L’Intel 4004 a ouvert la voie aux générations suivantes de microprocesseurs Intel et à des applications toujours plus sophistiquées. Au 8008 (1972), succède le 8080 (1974), premier microprocesseur assez puissant pour piloter un clavier intelligent associé à un écran, un SMArt KeYboard (SMAKY). SMAKY, une aventure de deux décennies et demi, initiée sur les bords du Léman par le SMAKY 1, premier micro-ordinateur suisse, fonctionnel à Noël 1974. Le SMAKY 2 (1975, 4-8 Ko de RAM) réalise le rêve de Jean-Daniel Nicoud, féru de miniaturisation, de transporter son ordinateur, écran compris, dans sa mallette. Le SMAKY 3 demeure à l’état de projet. Le système COBUS innove en reliant les SMAKY 4 (1976, 4-8 Ko de RAM) en réseau; une première, et une idée incroyablement moderne!

En 1974, l’ingénieur-physicien diplômé René Sommer rejoint le Laboratoire des Calculatrices Digitales comme assistant. Il y voit les premiers tests du microprocesseur Intel 8080 (1974) autour duquel son construit les SMAKY 1 à 4, mais son travail consiste dans le développement de nombreuses interfaces, et à faire évoluer un mini-ordinateur NOVA comme serveur pour créer les logiciels des premiers micro-ordinateurs SMAKY qui ne sont pas encore assez puissants pour participer à leur propre développement. Le NOVA était assez rapide, il avait un disque dur et il avait surtout les outils pour faire du développement (cross-assembleur, etc).

Clavier du SMAKY 4 avec l'interface Cobus

Clavier du SMAKY 4 avec l’interface COBUS. Le SMAKY 4 a permis de tester le réseau Cobus, développé par René Sommer. COBUS avait un mécanisme de détection de collision original et l’interface initiale à 160 Kbits/s ne nécessitait que 10 circuits intégrés, placés au coin du clavier.

Le réseau COBUS

« On savait qu’il fallait un ordinateur puissant pour développer les programmes et stocker les fichiers textes et dessins; cela imposait de partager son coût entre plusieurs utilisateurs. Les NOVASIM étaient reliés en étoile avec plusieurs fils. Là encore, il fallait également trouver la solution la plus simple possible. La bonne idée est venue dans l’avion pour New-York le 20 avril 1975. René allait découvrir la Californie et moi je retournais chez DEC (Digital Equipment Corporation) en passant par l’Université de Hartford. L’idée est facile à comprendre si on sait comment un mot binaire peut être transmis (c’est comme du Morse). Si toutes les stations sont connectées sur un seul fil (plus la masse en retour, le fil est dit coaxial), le problème est de gérer les demandes simultanées de connexions, les collisions. Chaque unité a une adresse de 4-bits, 0100 par exemple si on a seulement seize stations. Si une station veut utiliser le bus et qu’il est libre, elle envoie cette adresse sur le bus avec schématiquement la ligne active-active-inactive-active. Si une autre unité envoie son adresse simultanément, les deux adresses vont se superposer. Le codage est ainsi conçu que l’une des deux stations va reconnaître qu’elle n’est pas seule. Elle se désactive et essayera plus tard quand le bus sera libre. L’unité gagnante envoie l’adresse du destinataire, un mot binaire de 4-bits, le destinataire répond (on se serre beaucoup la main dans les dialogues informatiques) et transmet son message, à une fréquence qui peut être plus élevée. La simplicité du concept permettait une réalisation avec une quinzaine de circuits intégrés. Le réseau COBUS d’abord testé avec deux SMAKY 4 en 1976, interconnecte ensuite les SMAKY 4 puis le nombre croissant de SMAKY 6 (1978) à disposition des étudiants. Le travail continu d’améliorations concernait le logiciel et les imprimantes toujours meilleures. En 1983, le réseau COBUS est remplacé par le réseau Z-Net développé par René Beuchat utilisant des circuits intégrés spécialisés, donc moins nombreux. Il reliera les SMAKY 100 (1984) », explique Jean-Daniel Nicoud.

Photo: © Yves Ryncki, Lausanne

Une souris intelligente

Dotée par René Sommer d’un microcontrôleur (1982), la souris hémisphérique mécanique d’André Guignard (1979) devient intelligente et conquiert le monde.

Modeste appareil de pointage sur l’écran à ses débuts, la souris monte en grade. Véritable outil de contrôle, elle permet de dérouler des menus ou de lancer des programmes aisément. Elle entraîne dans son sillage le développement soutenu d’applications; car seule, une souris « n’est qu’un bidule; si vous n’avez pas derrière des logiciels adaptés, il ne se passe rien », précisait en riant René Sommer aux journalistes de L’Hebdo dans un article d’octobre 2003 dont le titre Cinq cents millions de souris reflète la déferlante planétaire du périphérique aux débuts discrets.

René Sommer, Jean-Daniel Nicoud et André Guignard ont écrit des pages ingénieuses et déterminantes de l’histoire de la souris.

La souris mécanique hémisphérique

Rouge souris

Avec la Mother of All Demos de Douglas Engelbart (1925-2013) en décembre 1968, Jean-Daniel Nicoud découvre l’existence de la souris (1964). La mythique présentation de l’informatique à venir a retenu toute son l’attention. Il obtient les plans de la souris en bois du visionnaire et pionnier américain. Depuis 1974, en Suisse, seul le LCD s’intéresse à la souris, et développe plusieurs prototypes qui rendent la souris utilisable, mais faute d’écrans suffisamment performants, elle n’est guère utile. En 1979, Niklaus Wirth (ETHZ) passe au LCD une commande d’une trentaine de souris pour sa station de travail graphique Lilith; une étincelle au développement du périphérique! Jean-Daniel Nicoud charge André Guignard (1942-), extraordinaire micro-mécanicien horloger et ingénieur de formation qui travaille dans son laboratoire, de concevoir une souris. Ainsi, est née la souris mécanique hémisphérique rouge. Dans son atelier du LCD, désormais Laboratoire de Micro-Informatique (LAMI, la micro-informatique a chassé les calculatrices digitales), André Guignard fabrique minutieusement à la main une cinquantaine d’exemplaires pour honorer dès 1980 la commande passée par Niklaus Wirth, et également permettre à la souris de s’évader hors des frontières helvétiques dans divers laboratoires et universités. Puis sonne la cloche de la fin de la fabrication «artisanale». En 1982, démarre la production industrielle de la souris hémisphérique par Dépraz SA à la Vallée de Joux. Le périphérique est renommé souris Dépraz ou P4. Dès le 30 août de la même année, la jeune pousse Logitech (1981) entre dans la danse et assure la distribution exclusive de la souris Dépraz aux États-Unis, où elle est installée à Palo Alto (Californie), et non-exclusive pour le reste du monde. Dès 1984, la société originaire d’Apples (Vaud) produit des souris à l’interne.

Duo gagnant

Dès les années1980, des écrans graphiques utilisables apparaissent, se répandent, éveillant l’intérêt pour la souris, pointeur idéal qui simplifie et favorise l’interface humain-machine. Elle accompagne d’abord les stations graphiques (à usage professionnel et très chères), puis les ordinateurs personnels lorsqu’ils seront dotés d’écrans graphiques, et non plus uniquement alphanumériques. Le SMAKY 8 (1982) est le premier micro-ordinateur de la gamme commercialisé avec une souris. En 1978 déjà, Daniel Roux utilisait le SMAKY 6 avec une souris rectangulaire conçue par André Guignard pour développer Flipper, son premier jeu vidéo.

Intérieur de la souris 4 fabriquée par Dépraz. Au premier plan, un capteur incrémental «roue à rainures» devant lequel se trouvent deux diodes électroluminescentes infrarouges. Avec la souris Metaphor, René Sommer développera au milieu des années 1980 le « sleep mode » qui permet d’économiser l’énergie en éteignant les diodes lorsque qu’elles ne sont pas utilisées (voir infra). Explications détaillées sur la souris hémisphérique dans la présentation d’André Guignard:  La souris, l’interface homme-machine par excellence!

La souris intelligente

René Sommer rêve de remplacer par un microcontrôleur le circuit interface parallèle de la souris mécanique conçue par André Guignard. La poursuite de l’histoire de la souris se heurte d’abord aux limites des composants électroniques de l’époque. Un système complet capable de gérer les déplacements de la souris aurait formé un assemblage trop volumineux.

En 1982, la technologie adéquate arrive sur le marché. Le microcontrôleur Motorola MC68705P3 permet à René Sommer de concrétiser son rêve, et de poser un jalon majeur dans l’amélioration de l’interface humain-machine. En trois mois, il intègre un microprocesseur dans la souris mécanique conçue par André Guignard, et la rend « intelligente ». André Guignard explique ce pas évolutif: « Au début, la souris n’était qu’un appareil de mesure en quelque sorte, qui mesurait les déplacements que l’on faisait avec la main. Et c’est tout. On lui transmettait les signaux, et ensuite c’est l’ordinateur qui se débrouillait pour en faire quelque chose. Par la suite, René Sommer a très vite vu qu’il fallait en faire un véritable périphérique tout à fait autonome et universel dans le sens qu’il pouvait être branché à n’importe quel ordinateur avec un protocole connu. Mais au début, c’était très primitif et ça l’est resté assez longtemps. »

« Les premières souris fonctionnaient sur le mode parallèle. Elles exigeaient un interfaçage assez lourd. J’eus l’idée de les rendre compatibles avec le mode Série (RS-232) et d’y intégrer une puce programmable. C’était moins cher et beaucoup plus pratique. Cela dit je n’étais pas le seul à avoir eu l’idée. Une équipe américaine y travaillait en même temps que moi », explique René Sommer dans Les coulisses de l’invention (1999).

Les personnes qui l’ont côtoyé soulignent unanimement la modestie du brillant ingénieur qui a développé la première souris « intelligente », par la maîtrise astucieuse de deux éléments: une puce programmable et le mode Série (RS-232).

Une puce programmable

Le microcontrôleur Motorola MC68705P3 possède une mémoire programmable et effaçable (EPROM, Erasable Programmable Read Only Memory). Un atout révolutionnaire! Il est possible de corriger le programme, de l’améliorer. Des microprocesseurs Intel plus petits existent. Ils requièrent toutefois la fabrication d’un processeur spécial qui intègre le programme, soit plusieurs mois de travail pour un coût prohibitif. La possibilité de programmer et de corriger à l’envi un microcontrôleur de taille réduite avec 28 broches permet l’explosion d’applications dont la souris « intelligente ».

Le Motorola MC68705P3, avec sur le dessus bien visible la fenêtre qui permet d’effacer le programme.

Le mode Série (RS-232)

Les deux lettres RS ne se réfèrent pas aux initiales de René Sommer mais offrent un clin d’œil amusant. En 1960, « afin de standardiser l’interface de connexion entre terminaux et modems, l’association des industries électronique, propose le protocole RS-232 (Recommended Standard 232) qui définit les connecteurs ainsi que la signification et les caractéristiques électriques des signaux échangés. En quelques années, le port RS-232, appelé port série, devient le standard sur tous les micro-ordinateurs et permet de relier un périphérique (souris, modem) par une liaison série. Il est supplanté par l’interface USB au début des années 2000 mais est encore utilisé pour sa fiabilité et robustesse sur les systèmes industriels automatisés », lit-on dans Histoire illustrée de l’informatique (p. 156).

« Les premières souris avaient une alimentation en +5 volts (V). Elles avaient donc besoin de 9 fils (4 pour les encodeurs incrémentaux X et Y, 3 pour les boutons et 2 pour l’alimentation). Toute la complexité pour mesurer les déplacements X et Y était à la charge de l’ordinateur et nécessitait une interface ad hoc dédiée à la souris. La première idée de René Sommer a été d’intégrer dans la souris un microprocesseur suffisamment petit et avec une consommation minime pour s’occuper de mesurer les déplacements X, Y et de détecter l’appui des boutons puis de les transmettre à l’ordinateur en série en utilisant un seul fil (on passe de 9 fils à 3 fils). L’arrivée du port RS-232 sur les ordinateurs personnels offrait un moyen intéressant de relier des périphériques comme la souris. Mais l’interface RS-232 ne fournissait aucune alimentation et ses signaux fonctionnaient en +12V et du -12V ce qui était extrêmement embêtant pour un périphérique autonome comme la souris. Pour alimenter la souris, René Sommer a donc utilisé une astuce qui consiste à utiliser un signal (RTS) qui n’est pas nécessaire pour le fonctionnement de la souris », explique Cédric Gaudin, président de l’association Les Amis du Musée Bolo et de la fondation Mémoires Informatiques.

Du prototype à la conquête des foyers

René Sommer a conçu la numéro 1 de toutes les souris à microcontrôleur, l’ancêtre de milliards de souris « intelligente » vendues par le monde. Elle ne restera pas seule longtemps. Penchons-nous sur quelques-unes de ses réalisations emblématiques qui ont contribué à la conquête planétaire de la souris devenue intelligente. Dans le courant de cette mémorable année 1982, René Sommer rencontre Daniel Borel de passage au LAMI. Le premier y est assistant depuis l’obtention de son diplôme (1974), le second vient parfois consulter André Guignard sur des problèmes liés à la souris Dépraz (P4) qu’il distribue depuis quelques mois outre-Atlantique, et qui supporte mal le voyage. Les deux hommes parlent souris, évidemment! Intelligente, puisqu’elle existe! Le 11 novembre 1982, René Sommer remet à l’entrepreneur vaudois six souris RS-232 (R4). C’est le début d’une longue et fructueuse collaboration.

Dès 1983, René Sommer préfère d’abord travailler comme développeur indépendant pour Logitech. Bien que sorti du payroll de l’EPFL, il garde toutefois son bureau au LAMI, lieu débordant de prototypes, de gadgets et de documentations. Lorsqu’il n’est pas en voyage ou en séance pour Logitech, il répond aux étudiants, donne son avis sur les travaux en cours, comme s’il était encore un assistant rémunéré par l’EPFL. Il s’intéresse à tout, il suit tous les projets. En 1995, il accepte de devenir un employé de Logitech. Consulting Director, il quitte son bureau du LAMI après plus de vingt ans.

Exemplaire de la souris R4 remise le 11 novembre 1982 par René Sommer à Daniel Borel. Alimentée par l’interface RS-232 n’y avait pas de pile à l’intérieur de la souris R4, sauf la pile d’horloge qui servait uniquement à maintenir l’heure et la date lorsque l’ordinateur était éteint. Swiss clock! une horloge suisse dans une souris suisse.

Les premiers contrats OEM

La souris (avec ou sans microcontrôleur) doit trouver son chemin, et assurer sa survie. Elle explorera plusieurs pistes: d’abord, les contrats OEM (Original Equipment Manufacturer), puis le marché de détail. Sur les pas de René Sommer, commençons par la première voie. Dans la seconde moitié de 1983, la souris rencontre un premier succès: la société constructeur de stations de travail Apollo Computer, à Chelmsford (Massachusetts), achète cinq cents souris par mois à $99 la pièce. En 1989, Apollo Computer sera reprise par HP. Hewlett-Packard, fondée en 1939 par deux amis, qui ont étudié à Stanford, a son siège à Palo Alto. Hormis le garage pour premier incubateur, et non une ferme d’un village vaudois du pied du Jura, il y a quelques similitudes originelles partagées avec Logitech, à laquelle elle tend la main. 1984 est une année audacieuse (Logitech se lance dans la production de souris à l’interne) et faste dans l’histoire du petit rongeur, aux antipodes des lignes funestes de l’œuvre de Georges Orwell. Logitech décroche son premier gros contrat OEM avec HP pour la fabrication de la HP HIL Mouse, une souris opto-mécanique à deux boutons (avec microprocesseur MOSTEK) destinée à l’ordinateur HP 150. Le contrat prévoit une nouvelle conception de la cage à boule et un design du boîtier inédit et griffé HP. René Sommer conçoit la souris, l’électronique, tandis que la cage à boule est confiée à la société suisse Demaurex. La production atteindra 25’000 unités par an, vendue chacune $44,95. La marge est mince mais Logitech franchit une étape significative dans la mise en place d’une activité rentable de fabrication de souris [6].

Cette même année 1984, la souris perd sa queue, René Sommer fabrique la première souris sans fil: la Metaphor IR Mouse. Souris pour la Workstation One, il s’agit d’une commande spéciale de Metaphor Computer Systems, société de la Silicon Valley créée en 1982 par d’anciens de Xerox PARC, dans le but de développer une « Executive Wireless Workstation ». Cette première souris sans fil de Logitech, accompagnée d’un clavier sans fil de Metaphor, utilise un récepteur infrarouge commun qui nécessite une ligne de vue directe. La souris est alimentée par des accus NiCd d’une durée de vie réduite. La sobriété énergétique s’impose. René Sommer développe le sleep mode pour limiter l’énergie consommée par la souris qui « s’endort » en l’absence de mouvement.

Le principe appliqué est simple. Nous y recourons quotidiennement: éteindre la lumière quand nous n’en avons pas besoin afin de ne pas gaspiller la précieuse électricité. La Metaphor employait des capteurs Sharp GL-430 – IS 433 avec Trigger de Schmitt. René Sommer expérimente la pulsation des capteurs optiques pour économiser l’énergie en ne laissant pas les diodes allumées en permanence. Il utilisera ce procédé amélioré dans la souris C7. Le sleep mode, la souris dort. Se réveille, y a-t-il du mouvement? Si oui, elle s’allume complément. Dans la négative, elle retourne dans les bras de Morphée. Le sleep mode est toujours utilisé de nos jours.

La HP HIL Mouse, premier produit OEM significatif de Logitech. D’autres contrats OEM suivront avec AT&T, Convergent Technologies, Olivetti, DEC (1986).  « Début 1986, DEC contacte Logitech. René Sommer passera quelques mois avec une incroyable liberté d’aller et venir dans le prestigieux « Mill of Maynard », le siège de DEC. En ne disposant pas d’une souris de qualité, DEC, qui avait raté la vague des PC, ne pouvait pas livrer sa station de travail haut de gamme! », lit-on dans Logitech – 20 years of passion and Survival [6] Autre contrat OEM: Apple (1986). Une souris à découvrir ci-dessous.

La souris Metaphor de René Sommer (1984), la première souris sans fil du monde. Elle utilise la technologie infrarouge et a permis le développement du sleep mode. On distingue les capteurs incrémentaux (encodeurs optiques) que fait tourner la bille. Ce sont des roues avec des rainures, ou des pas, que l’on va compter avec des capteurs infrarouges (diodes électroluminescentes). Le sleep mode permet d’adapter leur état en fonction du mouvement de la souris.

Le marché de détail: le grand saut

Parallèlement à son activité OEM, Logitech surveille le marché restreint mais en pleine croissance de la vente au détail de souris. Dépourvu d’expérience dans ce domaine, la mise en place d’un partenariat avec Microsoft paraissait la voie logique à suivre. En mai 1983, Daniel Borel rencontre Bill Gates avec pour objectif de le convaincre de remplacer par une souris Logitech sa première souris, une souris japonaise fabriquée par ALPS lancée en même temps que Word 1.0. Deux ans de discussions s’ouvrent. Bien qu’alléchante, Microsoft décline l’offre faite par Logitech en mai 1985 [6]. Un refus qui influera le destin de Logitech. Faisant à nouveau montre d’audace, l’entreprise se lance seule dans la vente au détail avec une nouvelle souris: la Logimouse C7. Une souris conçue par René Sommer, descendante optimisée après dix-huit mois de développement de la R4, qui emprunte à la Metaphor son sleep mode affiné. Voici ce qu’en disait en 2002 l’homme qui indéniablement possédait l’intarissable talent de chuchoter à l’oreille des souris et d’améliorer l’interface humain-machine: « Les concepts de faible consommation tirés de la souris sans fil Metaphor permettaient à la C7 de s’alimenter « parasitairement » à partir des signaux du seul RS 232. Un nouveau processeur CMOS (Complementary Metal Oxide Silicon) et des capteurs opto-mécaniques à pulsion de puissance agressive ont permis de réduire les besoins en énergie d’environ 600-700 mW (milliwatt) à seulement 50 mW. C’est la percée dont Logitech avait besoin pour faire son entrée sur le marché de la vente au détail. Enfin, la souris était « Plug and Play » (avant même que Microsoft n’invente le terme). Pas de bloc d’alimentation encombrant. Il suffit de la connecter au port RS 232, de charger le pilote et de sélectionner sa cellule dans DOS Lotus 123. Depuis lors, Logitech a été en concurrence avec Microsoft sur le marché de la vente au détail. » [7]

De forme rectangulaire, fidèle à ses trois boutons, optimisée pour atteindre le prix préférentiel de $99, alimentée de manière autonome par les signaux de l’interface RS-232, la souris « intelligente » et « énergétiquement sobre » de René Sommer part à la conquête du marché de détail et des foyers sous le nom de Logimouse C7. Avec la ClearCase Mouse, la C7 se décline en transparence (1988). Manuel technique de la Logimouse C7 et explication visuelle de la connexion au port série RS 232.

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Lancée en décembre 1985, Logimouse C7 est la première souris compétitive et intelligente de Logitech à son nom.

Une souris intelligente à l’interface universel et low-cost. La Green Eye Mouse, souris mécanique de Microsoft lancée en mai 1983 coûtait $195. Pour son premier mois sur ce marché de détail pour elle encore inconnu et à l’assaut duquel elle s’engage, Logitech vend en décembre 1985 plus de 800 Logimouse C7! Un pari gagnant, et un nouveau tournant significatif dans l’histoire de l’entreprise. Dans un hommage rendu à l’occasion du décès de René Sommer en octobre 2009, Daniel Borel souligne le rôle déterminant de l’ingénieux pionnier, de la souris qu’il a conçue en intégrant divers développements successifs, lui ouvrant grand la porte des foyers, et la démocratisant:

« Tu as mis ta passion au service de l’invention de la souris la plus intelligente et la plus économe en énergie de l’époque, éliminant une fois pour toutes le besoin de la « laide » alimentation des souris d’appoint! La C7 était née! Lancée en décembre 1985, la C7 a donné à Logitech un avantage unique pour s’aventurer sur le marché de la vente de détail! Elle est instantanément devenue un succès. »

Daniel Borel (traduction)

Logitech n’a pas de canaux de communication établis pour la vente au détail. Première approche, une publicité colorée dans l’édition de décembre 1985 du magazine informatique Byte. Le mois suivant, un article de Byte titre Mouse needs no external power supply et présente les caractéristiques techniques de la reine des périphériques en devenir. Une variation publicitaire pour la souris C7 aux airs de Disney dans le magazine Byte de juin 1986.

La souris et la pomme

Dans la vie de René Sommer, les premières se suivent. La souris ADB, Apple Desktop Bus, est le premier produit OEM de Logitech sur le marché grand public. Introduite en septembre 1986 avec l’Apple IIgs, l’Apple Desktop Bus Mouse est une souris intelligente avec un microprocesseur à l’intérieur. Elle utilise un petit connecteur mini-DIN.

Logitech conquiert l’OEM suprême, l’icône de l’interface graphique et de la souris: Apple! Fin 1985, René Sommer propose un design brillant, qui plaît à Apple. La marque à la pomme doute toutefois des capacités de Logitech de fabriquer la souris de manière compétitive. Elle propose d’acheter les droits de conception pour environ $50’000. Logitech refuse, et s’attache à lui prouver son erreur! La quête d’un site de production rentable en Asie débute. Taïwan offre un environnement unique de sous-traitants et une infrastructure solide. Logitech trouve sa place au Hsinchu Science Industrial Park en mai 1986, suit la constitution de Logitech Far East LTD en juillet, la production commence en septembre [6]. Cette souris accompagnera également les Macintosh II et Macintosh SE (mars 1987).

« En quelques années, tu nous as permis de prendre de l’avance dans le monde des équipementiers (OEM). (…) Apple, qui nous a amenés à prendre une décision très audacieuse: créer Logitech Taïwan en juillet 1986, alors que nous n’étions encore qu’une toute petite entreprise. Sans cette décision, nous n’existerions peut-être plus aujourd’hui! Ta façon de concevoir, de gérer la technologie, mais surtout de faire tout ton possible pour servir au mieux nos clients était unique ».

Daniel Borel (traduction)

Diverses souris produites par Apple entre 1984 et 2005. Deuxième depuis la gauche, la première souris ADB. Une percée technologique dans le domaine des souris. Une réalisation que les ingénieurs d’Apple avaient tentée sans succès. Une fois le projet de René Sommer présenté et accepté, une étroite collaboration lui a permis de voir le jour. Édition spéciale limitée, les 50’000 premiers Apple IIgs fabriqués portaient une reproduction de la signature de Steve Wozniak apposée également sur la souris.

Le point de convergence

En avril 1988, afin mieux servir les clients européens, les OEM plus particulièrement, et Apple en tête de liste, la souris s’installe à Cork (Irland) dans un nouveau site de production. Les deux voies empruntées successivement par la souris – le produits OEM et la vente au détail – se complètent parfaitement. Trois ans après le lancement de la C7, ces deux activités occupent Logitech à part égales et convergent vers une nouvelle étape significative dans l’histoire de la souris: son entrée en bourse. En juillet 1988, Logitech devient une entreprise publique, cotée au SWX Swiss Exchange [6]. Conquérante, la souris devenue intelligente poursuivra sa mutation toujours plus high-tech; qu’il est loin le bois de ses débuts!

Le dernier clic

Le 5 octobre 2009, à 57 ans seulement, alors qu’il vient d’achever la construction de sa maison informatisée avec pompe à chaleur géothermique, René Sommer décède subitement. Passionné précoce de l’électronique au regard pétillant lorsqu’il présente son NIMMER, son rêve de mettre un microprocesseur dans une souris l’a conduit à réaliser des percées technologiques devenues la norme, intégrées dans des milliards de souris trônant sur nos bureaux! Au moment de conclure ces lignes, je regarde ma souris. Une souris de gamer; j’aime sa farandole de couleurs. J’y vois loger la chaîne des pionniers qui ont fait évoluer et démocratisé ce périphérique aux débuts discrets, devenu interface-humain-machine par excellence! Le « dernier centimètre entre l’ordinateur et l’humain » s’est évanoui.

Je retiens du maillon façonné par René Sommer sa curiosité, son ingéniosité, sa capacité à repousser les limites, sa disponibilité, sa belle éloquence. No sleep mode! Une énergie abondante et sans frontière à laquelle chacune, chacun peut s’alimenter pour concrétiser ses rêves. A nous de jouer!

Douglas Engelbarth et René Sommer – Photo: Erik Charlton – 2008

Douglas Engelbart et René Sommer (2008) – René Sommer, l’homme qui murmurait à l’oreille des souris, le génial ingénieur dans l’ombre du succès de la firme vaudoise Logitech. Il a fait sien et poursuivi avec succès le rêve de ceux qui désiraient fabriquer un petit appareil pour contrôler et faciliter l’usage d’une interface graphique. Photo © Erik Charlton

Travail de recherches et rédaction: Anne-Sylvie Weinmann
Archives du Musée Bolo

Documents rédigés par René Sommer et Logitech

[1] René Sommer, Étude et réalisation d’une machine jouant au jeu de Nim, concours la science appelle les jeunes 1969 (résumé)

[2] René Sommer, Étude et réalisation d’une machine jouant au jeu de Nim, concours la science appelle les jeunes, 01/1969 (rapport complet)

[3] René Sommer, NIMMER, ELEgev, N° 15, Septembre 1970, pp. 31-35

[4] René Sommer, NIMMER, 20th International Fair 1969 (résumé)

[5] René Sommer, NOVASIM: simulateur de DG NOVA 1200, travail pratique de diplôme, Laboratoire de Calculatrices digitales (EPFL), 20/12/73

[6] Logitech, 1981-2001: 20 years of passion and survival (plaquette anniversaire)

[7] René Sommer, Jean-Daniel Nicoud, The Logitech Mouse Story, Actes du 63e colloque sur l’Histoire de l’Informatique et des Réseaux, 2002, pp. 179-188 et Base de données ACONIT n° 19719-10, complété par la présentation de René Sommer, The Logitech Mouse Story, donnée lors de ce colloque (Grenoble, 25-27/11/2002)